Quand le silence en dit plus que la phrase
« Vous ne m’écoutez pas ! »
Combien de fois cette accusation tombe-t-elle dans une réunion, un couple, un entretien ou un échange apparemment banal ?
Et combien de fois celui qui la prononce passe lui aussi à côté de ce qui ne se formule pas directement.
Entendre le non-dit – une intonation, un silence, une absence de réponse, un changement de posture – n’a rien de magique.
C’est une compétence de lecture systémique : svoir repérer les mécanismes discrets qui maintiennent un système humain dans une forme d’équilibre
Dans la perspective de Palo Alto, la communication ne se réduit jamais au contenu.
Elle est d’abord relation, contexte et circulation d’informations explicites et implicites. Autrement dit : ce que vous ne dites pas agit autant que ce que vous formulez.
Apprendre à écouter le silence revient à comprendre la logique du système sans se laisser hypnotiser par le flot des mots.
Le paradoxe de la communication : Tout message porte deux niveaux
Paul Watzlawick l’a formulé dès 1967 : « On ne peut pas ne pas communiquer ».
Même se taire envoie un signal. L’absence de geste, de regard ou de réponse est déjà une information interprétée par l’autre.
Dans chaque échange, on trouve au moins deux niveaux :
- Le contenu : ce qui est dit de façon explicite.
- La relation : la manière dont le message positionne l’autre (soutien, contrôle, fuite, alliance, mise à distance…).
Lorsque ces deux niveaux se contredisent – par exemple, un « je t’écoute » lancé sans contact visuel, en consultant son téléphone, le système relationnel se retrouve pris dans une double contrainte.
Ce qui pèse, ce n’est pas la phrase prononcée, mais ce que l’autre entend dans la manière dont elle est délivrée.
L’écoute systémique consiste précisément à repérer ces boucles implicites, ce méta langage constant des systèmes humains.
La métaphore de la partition et de l’interprétation
Communiquer, c’est un peu comme écouter un orchestre. La partition (les mots) existe, mais ce qui touche vraiment, c’est l’interprétation : le tempo, les silences, les respirations entre les notes.
L’oreille systémique se concentre sur la musique, pas uniquement sur les symboles imprimés sur la feuille.
Le rôle du silence dans la régulation des systèmes
Dans un système humain, le silence n’est jamais neutre. Il peut fonctionner comme :
- Protection : il évite une escalade émotionnelle.
- Exclusion : il met à distance un membre du système.
- Régulation : il permet au groupe de se réajuster après un moment de tension.
Une étude menée par l’Université de Lausanne (2021) sur les échanges en équipe montre que des silences assumés favorisent la cohérence collective, tandis que des silences évités produisent malaise et crispation.
Le silence fonctionne alors comme une boucle de rétroaction relationnelle. Il peut amortir la tension ou la renforcer, selon la façon dont il est perçu.
Écouter ce qui ne se dit pas, c’est identifier ces zones de réglage implicite. Là où une interaction se tait, elle tente souvent de se réorganiser. Là où le bavardage devient continu, il masque parfois une tension non formulée.
La cybernétique du non-dit
Depuis Norbert Wiener, la cybernétique décrit les systèmes comme des ensembles qui se maintiennent par des boucles de rétroaction.
Dans les systèmes humains, cette régulation ne passe pas seulement par des décisions explicites, mais aussi par des signaux discrets :
- pauses,
- retards de réponse,
- non-choix,
- gestes suspendus.
Quand une personne se tait, le reste du système réagit. L’un comble le vide, un autre change de sujet, un troisième hausse le ton.
Le silence devient alors une variable active de la communication, non pas un manque d’information, mais un signal qui influence les comportements.
Dans la seconde cybernétique (Heinz von Foerster), l’observateur est inclus dans le système observé.
Écouter sans intervenir modifie déjà ce qui se joue. L’attention que vous portez change les ajustements des autres. L’enjeu, c’est d’en être lucide plutôt que naïf.
Exemple : Le patient qui ne répond pas
Un praticien demande : « Comment ça se passe en ce moment pour vous ? »
Silence.
Il reformule.
Nouveau silence.
Ce silence n’est pas un vide. Il peut signifier la crainte de se dévoiler, le refus du cadre, une colère contenue, ou simplement le besoin de temps.
S’il est traité immédiatement comme un blocage à corriger, la relation se crispe.
S’il est reconnu comme un rythme à respecter, le système dispose d’un espace pour respirer.
Écouter le non-dit, c’est accepter que la régulation du lien précède la régulation du discours.
L’écoute circulaire : Entendre les boucles plutôt que les phrases
La méthodologie systémique repose sur une observation circulaire.
Au lieu de se focaliser sur un individu isolé, elle suit la manière dont les messages circulent, se répondent, se répètent.
Les travaux du Mental Research Institute de Palo Alto ont largement formalisé cette posture : écouter, c’est repérer des séquences qui se rejouent.
- Qui parle après qui ?
- Qui coupe la parole ?
- Qui s’efface ?
- À quel moment les blagues arrivent-elles ?
Le praticien systémique développe ainsi une écoute moins analytique qu’écologique. Il s’intéresse aux relations entre les éléments plus qu’aux éléments eux-mêmes.
La métaphore de l’écho etd u relief
Lorsque vous lancez un appel dans une vallée, le son qui revient n’est pas votre voix pure, mais sa transformation par le relief.
De même, dans un système humain, la réponse de l’autre est toujours une résonance, modulée par l’histoire, les rôles et les alliances en place.
L’écoute circulaire consiste à entendre cet écho et à ce qu’il révèle de la topographie relationnelle.
Les filtres cognitifs : Entendre ce que l’on attend d’entendre
Écouter ce qui ne se dit pas suppose de suspendre, au moins un instant, le réflexe d’interprétation.
Le problème est que notre cerveau adore confirmer ce qu’il croit déjà savoir. Il filtre les signaux qui contredisent ses modèles mentaux.
Le psychologue Daniel Kahneman parle de biais de confirmation.
Une étude du CNRS (2020) montre que, dans de nombreuses situations professionnelles, des conflits durables proviennent moins d’un désaccord de fond que d’une divergence d’interprétation sur le même message.
Autrement dit, ce qui crée la tension n’est pas ce qui est dit, mais ce que chacun projette sur ce qui est dit.
Écouter l’implicite, c’est donc apprendre à repérer ses propres filtres pour laisser émerger la logique de la situation, plutôt que d’y plaquer trop vite une lecture préécrite.
L’écoute systémique : Une attitude, pas une technique
L’écoute systémique ne se réduit pas à une boîte à outils.
C’est une posture d’attention qui repose sur trois gestes fondamentaux :
- Observer sans corriger immédiatement : laisser apparaître la fonction d’un comportement avant de vouloir le modifier.
- Accepter les paradoxes : reconnaître qu’un système peut dire changement tout en organisant la conservation de son état.
- Penser en termes de fonctions circulaires : chaque parole, chaque silence, chaque évitement contribue à l’équilibre global.
Cette manière d’écouter se travaille.
Elle demande de ralentir, de tolérer les zones floues, de regarder plus souvent comment ça se passe plutôt que qui a raison.
Exemple : La réunion qui s’auto-contredit
Un responsable ouvre la séance : « Ici, tout le monde peut parler librement ».
Quelques minutes plus tard, il coupe la parole aux premières objections et ramène la discussion sur sa propre vision.
Le message explicite est égalitaire. Le message comportemental est hiérarchique.
L’écoute systémique ne s’arrête pas au discours d’ouverture. Elle observe comment le système protège sa forme en mettant en scène le changement.
Écouter les résonances plutôt que chercher des vérités cachées
Le but de l’écoute du non-dit n’est pas de traquer une vérité secrète derrière les mots.
Il s’agit plutôt de voir comment une phrase, un geste ou un silence résonnent dans le système :
- qui se crispe,
- qui se tait, qui ironise,
- qui s’active.
Des recherches menées à l’Université de Montréal (2022) suggèrent que les équipes les plus efficaces ne sont pas celles qui produisent le plus de discours, mais celles qui aménagent des moments d’écoute réelle et de respiration collective.
La qualité des silences partagés devient alors un indicateur de maturité relationnelle.
La métaphore du un sonar relationnel
On peut comparer l’écoute systémique à un sonar.
Vous envoyez des signaux – questions, reformulations, hypothèses – et vous observez ce qui revient.
L’enjeu n’est pas de percer les individus, mais de cartographier les reliefs invisibles de la relation.
Pratiquer l’écoute du non-dit : Une micro-méthode
Voici une trame simple, inspirée de la pratique systémique, pour entraîner cette écoute dans vos contextes de travail, de recherche ou de coopération :
- 1. Suspendre l’envie de répondre : se donner quelques secondes pour observer la scène avant d’intervenir.
- 2. Regarder la circulation de la parole : qui parle le plus, qui prend peu de place, qui sert de relais ?
- 3. Repérer les répétitions : quels scénarios se rejouent d’une rencontre à l’autre ?
- 4. Noter les zones de silence : à quels moments le groupe évite un sujet ?
- 5. Introduire une légère perturbation : poser une question qui nomme ce qu’on observe (« J’ai remarqué que ce thème nous fait tous changer de sujet, qu’est-ce que ça raconte ? »).
L’objectif n’est pas de pousser le système, mais de lui offrir un miroir suffisamment précis pour qu’il puisse, s’il le souhaite, se réorganiser autrement.
De l’écoute à la boucle réflexive
Écouter ce qui ne se dit pas, c’est déjà modifier la dynamique.
Votre manière d’être présent, d’accueillir ou de nommer ce qui circule, réintroduit une forme de réflexivité dans le système.
Le paradoxe, c’est qu’une écoute vraiment attentive agit sans geste spectaculaire.
Elle permet aux acteurs de s’entendre eux-mêmes différemment.
Dans des environnements saturés de messages, cette compétence devient une ressource méthodologique centrale :
- pour enquêter,
- pour diriger,
- pour comprendre.
Écouter le silence pour lire le système
Le silence n’est pas un trou dans la conversation.
C’est un concentré de sens, un espace où le système négocie son équilibre.
L’art d’écouter ce qui ne se dit pas consiste à repérer ces régulations invisibles, ces tensions suspendues, ces boucles de protection ou d’exclusion.
C’est une manière de déplacer l’attention, des opinions déclarées vers la logique qui les porte.
C’est précisément ce que propose noos.media :
- explorer les systèmes humains en tant qu’objets d’enquête,
- analyser leurs modes de régulation,
- documenter leurs façons de parler et de se taire.
Non pas pour corriger les individus, mais pour mieux comprendre les architectures interactives dans lesquelles ils évoluent.
Comprendre un système, c’est apprendre à l’écouter autrement.
Et écouter autrement, c’est déjà changer la manière dont il se raconte.
A propos de noos.media
noos.media est une plateforme d’investigation dédiée à la modélisation des systèmes de communication et de décision.
Depuis plus de 30 ans, nos travaux portent sur l’analyse des logiques interactives qui façonnent et maintiennent les dynamiques récurrentes au sein des systèmes humains.
Nous ne proposons aucun accompagnement individuel : cette plateforme constitue une bibliothèque d’investigation dédiée à la compréhension et à la modélisation de ces mécanismes.
Notre approche s’appuie sur le modèle systémique de Palo Alto, une méthodologie d’analyse issue du Mental Research Institute (Californie), conçue pour cartographier les dynamiques relationnelles, décisionnelles et communicationnelles des systèmes humains.
Formation et autorité de recherche
- Mental Research Institute (MRI), Palo Alto, Californie
- Plus de 30 années d’étude et de modélisation
- Plus de 5000 configurations d’interactions humaines documentées
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Questions réponses – FAQ
Pourquoi le silence est-il si important dans un échange ?
Parce qu’il régule la relation. Un silence peut apaiser, protéger, exclure ou signaler un enjeu qu’aucun mot ne prend encore en charge.
Comment distinguer un silence protecteur d’un silence défensif ?
On observe la séquence. Un silence qui permet à chacun de respirer n’a pas la même texture qu’un silence crispé qui suit une menace ou un jugement.
L’écoute systémique est-elle réservée au monde thérapeutique ?
Non. Elle est pertinente partout où des interactions se répètent :
- organisations,
- projets de recherche,
- groupes de travail,
- instances de décision.
Comment entraîner son écoute du non-dit au quotidien ?
En ralentissant, en observant qui se tait, qui parle pour tous, et en posant des questions ouvertes plutôt qu’en plaquant des interprétations rapides.
Quel est l’apport spécifique de la démarche systémique ?
Elle déplace le regard du qui a tort vers quelle boucle se maintient, et permet de lire les silences et les sous-entendus comme des éléments actifs de la régulation du système.
Références
- Watzlawick, P., Beavin, J., & Jackson, D. (1967). Une logique de la communication, Seuil.
- Von Foerster, H. (1974). Cybernetics of Cybernetics, University of Illinois.
- Université de Lausanne (2021) – Recherches sur les silences en dynamique d’équipe
- CNRS (2020) – Études sur perception, biais et communication organisationnelle
- Université de Montréal (2022) – Travaux sur les équipes et l’écoute collective