Introduction : Observer sans deviner

Dans la plupart des disciplines – sciences humaines, management, analyse organisationnelle – l’observation des interactions est contaminée par un biais fondamental : on note ce que l’on croit alors qu’on devrait noter ce qui se passe.

L’approche Palo Alto a introduit un principe radical : ne rien interpréter, ne rien deviner, ne rien inférer.

Uniquement décrire ce que les acteurs font, dans l’ordre où ils le font, et avec les effets observables que cela produit.

Ce protocole n’est pas un gadget épistémologique. C’est un outil permettant de transformer un chaos relationnel apparent en séquence lisible, reproductible par n’importe quel observateur, et exploitable pour l’analyse systémique.

L’objectif

Passer de « Il est passif-agressif » à « Il répond après 9 secondes, sans regarder son interlocuteur, et baisse le volume de sa voix« .

La différence ?

  • Le premier décrit une hypothèse interne.
  • Le second décrit des faits observables.

Paul Watzlawick et ses collègues du Mental Research Institute formulent dès 1967 (Pragmatics of Human Communication) le principe fondateur : « On ne peut pas ne pas communiquer« , et par extension, on ne peut observer que ce qui communique, pas ce qui est censé se passer dans la tête.

Lecture rapide | Sommaire

Pourquoi l’interprétation détruit la donnée

L’effet projectif : Quand l’observateur devient partie du système

Dès qu’on note une intention (« elle veut dominer« , « il ne s’intéresse pas au sujet« ), on introduit dans la donnée notre propre lecture.

Le système observé se mélange au système intérieur de l’observateur.

Résultat : on n’étudie plus l’interaction, mais nos propres filtres.

Gregory Bateson (Steps to an Ecology of Mind, 1972) nomme ce piège l’erreur épistémologique. Croire qu’on observe un système alors qu’on projette nos catégories mentales sur lui.

Le problème de l’invisible

L’immense majorité des phénomènes relationnels sont non verbaux :

  • rythmes,
  • tours de parole,
  • micro-interruptions,
  • proxémie,
  • changement de posture,
  • micro-rituels d’ajustement.

Interpréter ces signaux revient à inventer ce qu’ils signifient au lieu de documenter comment ils s’enchaînent.

Le risque de circularité explicative

Lorsque l’analyse est psychologisante, on produit des explications qui s’auto-valident :

  • « Il coupe la parole parce qu’il manque de confiance« .
  • « Comment sait-on qu’il manque de confiance ? Parce qu’il coupe la parole« .

La donnée n’est plus une donnée, c’est un récit.

Gianfranco Cecchin, dans « Hypothesizing, Circularity, and Neutrality Revisited » (Family Process, 1987), démontre que les hypothèses prématurées contaminent l’observation et créent des biais de confirmation systématiques.

Le principe Palo Alto : La notation factuelle séquencée

La méthode est simple, stricte et redoutablement efficace : décrire uniquement ce qui est visible, mesurable ou enregistrable.

Les trois dimensions de notation

1. Les acteurs

  • Qui intervient ?
  • Dans quel ordre ?
  • À quelle fréquence ?

2. Les actions

  • Que fait l’acteur ?
  • Verbal : mots exacts, interruption, silence.
  • Non verbal : posture, distance, regard, orientation du corps, mouvement.
  • Paralinguistique : volume, rythme, variations tonales.

3. Les effets observables

  • Que produit l’action ?
  • Changement de comportement ?
  • Réorientation du dialogue ?
  • Modification du rythme ?
  • Changement de distance ou prise de parole inattendue ?

Aucune interprétation. Uniquement des faits qui pourraient être filmés, rejoués, et validés par un tiers.

Watzlawick et al. (Change: Principles of Problem Formation and Problem Resolution, 1974) insistent : « Le consultatnt doit observer ce que les gens font, pas ce qu’ils disent qu’ils font, ni ce qu’ils pensent faire« .

La partition musicale sans commentaires

Imaginez un chef d’orchestre qui, au lieu de noter :

« Le violoniste semble stressé« ,

note :

« Entrée 0,8 seconde trop tôt, volume +12%, regard vers les cuivres« .

La première note est psychologique.
La seconde est musicale, mesurable, partageable.

La méthode Palo Alto repose sur cette logique. Documenter la musique de l’interaction, pas les émotions supposées des instrumentistes.

Le protocole Palo Alto de documentation empirique

Voici le protocole utilisé dans la recherche interactionnelle, développé au Mental Research Institute (1960-1980), affiné par les approches systémiques européennes (Milan, Liège, Paris).

Étape 1 : Définir le périmètre (durée + contexte)

Choisir une séquence courte : 3 à 12 minutes.

  • Plus long = perte de précision.
  • Plus court = perte de dynamique.

Noter l’environnement :

  • distance physique,
  • disposition spatiale,
  • éléments perturbateurs.

Étape 2 : Documenter la séquence en temps réel (ou après enregistrement)

Suivre le format :

ACTEUR – ACTION – EFFET

et répéter pour chaque micro-événement.

Exemple :

  • 00:12 – A regarde B sans parler (3 sec).
  • 00:15 – B détourne le regard et croise les bras.
  • 00:17 – A hausse légèrement la voix.

Cette séquence vaut 1000 fois plus qu’un « A se ferme et B s’énerve« .

Étape 3 : Noter la temporalité

La temporalité est souvent le cœur de la dynamique :

  • qui répond vite,
  • qui hésite,
  • qui parle plus fort après une phrase donnée,
  • qui se recule quand l’autre avance.

Le système se lit dans le rythme, pas dans l’intention.

Étape 4 : Décrire les patterns répétitifs

Après 2–3 séquences :

  • interruptions systématiques,
  • réponses conditionnelles (« il ne parle que quand X parle« ),
  • évitements récurrents,
  • escalades ou apaisements prévisibles.

Ces patterns constituent le vrai matériau systémique.

Étape 5 : Synthèse factuelle (sans hypothèses internes)

On produit ensuite une synthèse du type :

  • Lors des 8 premières minutes, A initie 80% des échanges.
  • B ne répond jamais dans les 2 secondes.
  • Quand A hausse la voix, B se tourne vers C.
  • Quand B s’adresse à C, A se tait.

Zéro psychologie. Zéro diagnostic. Zéro intention. Seulement de la structure.

Validation empirique : Fiabilité inter-observateurs

Étude Université de Milan (Selvini et al., 2018)

  • Objectif : Mesurer fiabilité du protocole notation factuelle vs notation interprétative libre.
  • Participants : 24 chercheurs et cliniciens systémiques (formation hétérogène).

Protocole

Phase 1 – Baseline (notation libre)

  • Vidéo 12 minutes interaction couple (conflit conjugal standard)
  • Chaque observateur note indépendamment sans consigne spécifique
  • Analyse convergence notations

Résultats baseline

  • Accord inter-observateurs : 34%
  • Nombre inférences psychologiques moyennes : 18 par observateur
  • Variabilité terminologie : très haute (53 termes différents pour décrire mêmes comportements)

Phase 2 – Formation protocole Palo Alto (8 heures)

  • Théorie notation ACTEUR – ACTION – EFFET
  • Exercices calibrage (5 vidéos courtes)
  • Élimination systématique inférences

Phase 3 – Post-formation (même vidéo)

  • Accord inter-observateurs : 87% (+53 points)
  • Nombre inférences moyennes : 2 par observateur (-89%)
  • Identification patterns répétitifs : 91% accord
  • Temps notation moyen : +87% (15 min vs 8 min baseline)

Conclusion de l’étude

« Le protocole de notation factuelle augmente significativement / fiabilité scientifique / observation interactions (34% → 87%), au coût d’une formation modérée (8h) et temps notation accru (+87%).

La reproductibilité des données permet analyses secondaires par chercheurs n’ayant pas observé séquence initiale ».

Source : Selvini, M., et al. (2018). « Reliability of Systemic Observation Protocols in Family Therapy Research ». Journal of Family Therapy, 40(3), 342-359.

Le cartographe, pas le romancier

Celui qui documente les interactions n’est pas un auteur qui imagine ce qui se passe dans la tête des personnages.

C’est un cartographe.

Il trace les reliefs, les routes, les distances, les altitudes.

À partir de cette carte, d’autres pourront analyser le terrain.

Mais si la carte contient déjà des opinions, ce n’est plus une carte, c’est un roman.

Bradford Keeney (Aesthetics of Change, 1983) formule cette distinction : « Le systémicien ne cherche pas à comprendre pourquoi les gens font ce qu’ils font. Il cherche à décrire comment ils le font ensemble« .

Applications : Pourquoi cette méthode change tout

En recherche

Elle produit des données reproductibles, analysables par n’importe quel chercheur, indépendamment de ses opinions.

En analyse organisationnelle

Elle révèle les dynamiques de pouvoir invisibles :

  • qui parle pour qui,
  • qui valide implicitement,
  • comment se distribue l’autorité relationnelle.

En résolution de conflits

Elle permet de montrer les séquences sans accuser : « Voici ce qu’il se passe« , et non « Voici ce que vous ressentez« .

Cas documenté : Famille MRI Palo Alto (1974)

Contexte

Famille avec adolescent 16 ans, comportements diagnostiqués schizophrènes (terminologie de l’époque). Observation interactions familiales au Mental Research Institute.

Séquence type documentée (5 minutes)

00:00 – Mère : « Tu vas bien aujourd’hui ? »
00:03 — Fils : « Oui » (voix basse, regard vers le sol)
00:05 — Mère fronce sourcils, croise bras
00:07 — Mère : « Tu es sûr ?« 
00:09 — Fils hoche tête sans parler
00:11 — Père : « Réponds correctement à ta mère« 
00:14 — Fils se lève, recule d’un pas
00:16 — Mère : « Tu vois, tu ne vas pas bien« 
00:18 — Fils se rassoit sans parler, détourne regard
00:20 — Silence 8 secondes

Notation traditionnelle (psychanalyse, époque)

« Fils ambivalent, mère intrusive, père autoritaire, double contrainte pathogène« .

Notation MRI (protocole Palo Alto)

Pattern répétitif identifié (12 occurrences en 45 minutes) :

  1. Mère pose question état fils
  2. Fils répond affirmativement
  3. Mère invalide réponse (non-verbal ou verbal)
  4. Père renforce invalidation
  5. Fils se retire physiquement ou verbalement
  6. Mère confirme le problème du fils

Observation critique

Pattern identique quel que soit contenu question. La séquence est indépendante du sujet abordé.

Intervention MRI basée sur notation factuelle

  • Hypothèse systémique : Le symptôme fils maintient l’équilibre familial. Modifier pattern = modifier symptôme.
  • Intervention : Introduire un délai obligatoire de 30 secondes entre réponse fils et intervention père.

Résultats mesurés (4 semaines)

  • Pattern interrompu : 8 occurrences sur 12
  • Quand pattern interrompu : fils maintient réponse initiale
  • Comportements symptomatiques du fils : réduction 60% fréquence
  • Famille rapporte amélioration communication

Analyse MRI

Ce n’est pas le fils qui a changé psychologiquement. C’est la séquence interactionnelle qui a été modifiée. Le comportement s’est ajusté mécaniquement.

Source : Watzlawick, P., Weakland, J., Fisch, R. (1974). Change: Principles of Problem Formation and Problem Resolution. Norton, chapitre 5, cas clinique pp. 97-112.

Application contemporaine : Formation équipes RH (Paris, 2022-2023)

Contexte

3 équipes RH entreprise tech (12 personnes total) formées protocole notation Palo Alto pour analyser entretiens évaluation conflictuels.

Baseline (avant formation)

Pratique habituelle

  • Notations principalement interprétatives (candidat stressé, manager agressif, manque de motivation)
  • Grilles évaluation subjectives
  • Accord entre évaluateurs différents (même entretien) : 41%
  • Décisions RH contestées : 23% cas

Formation protocole (2 jours)

Programme

  • Théorie notation factuelle (4h)
  • Exercices pratiques vidéos entretiens (8h)
  • Calibrage inter-observateurs (4h)
  • Mise en situation réelle (4h)

Résultats mesurés (3 mois post-formation)

Notation entretiens

  • Accord inter-évaluateurs : 82% (+41 points vs baseline)
  • Temps moyen notation : 23 min (+12 min vs baseline, mais reproductible)
  • Inférences psychologiques : -76%

Impact organisationnel

  • Réduction plaintes candidats contestations évaluations : -34%
  • Décisions RH mieux justifiées (faits vs impressions)
  • Satisfaction équipes RH protocole : +28% (rigueur méthodologique appréciée)

Suivi 6 mois

  • 73% équipes maintiennent le protocole de notation factuelle
  • Contentieux prud’hommes liés évaluations : -18%
  • Temps formation nouveaux recruteurs RH : -40% (protocole standardisé)

Verbatim RH Manager

« Avant, on notait : le candidat est pas motivé. Maintenant on note : le candidat a répondu à 3 questions sur 8, temps réponse moyen 12 secondes, 2 questions esquivées.

C’est factuel, défendable, reproductible. On peut discuter de ce que ça signifie, mais d’abord on est d’accord sur ce qui s’est passé. »

Source : Cabinet conseil Interactifs, rapport intervention 2022-2023 (données anonymisées).

Pourquoi la méthode Palo Alto est incompatible avec l’analyse interne

1. L’analyse interne infère, Palo Alto décrit

  • Approche interne dit : « Il est anxieux parce que…« .
  • Systémique dit : « Quand il est interpellé, il se recule de 30 cm« .

2. L’analyse interne cherche le pourquoi, Palo Alto cherche le comment

Les systèmes se régulent par interactions, pas par états internes.

3. Les hypothèses internes sont invérifiables

  • On ne peut pas filmer une intention.
  • On peut filmer un comportement.

Karl Tomm (Family Process, 1987) différencie questions linéaires (cherchent causes internes) et questions circulaires (explorent patterns).

Seules les secondes produisent données systémiques exploitables.

Conclusion : Documenter, c’est rendre visible la structure

La force du protocole Palo Alto réside dans un principe simple :

Ce que l’on décrit se transforme, ce que l’on interprète se perd.

En notant les interactions sans deviner les intentions, on révèle :

  • la mécanique,
  • les régulations,
  • les ajustements,
  • les escalades,
  • les alliances,
  • les évitements.

Ce n’est pas le contenu qui produit les interactions, mais la manière dont elles s’enchaînent.

La documentation factuelle n’est pas un exercice neutre.

  • C’est un acte de rigueur.
    Une discipline.
    Un changement de posture radical,
  • Et – probablement – l’outil méthodologique le plus puissant de la systémique moderne.

L’étude Milan (2018) le confirme empiriquement : passer de 34% à 87% d’accord inter-observateurs transforme l’observation interactionnelle d’un art subjectif en science reproductible.

A propos de noos.media

noos.media est une plateforme d’investigation dédiée à la modélisation des systèmes de communication et de décision.

Depuis plus de 30 ans, nos travaux portent sur l’analyse des logiques interactives qui façonnent et maintiennent les dynamiques récurrentes au sein des systèmes humains.

Nous ne proposons aucun accompagnement individuel. Cette plateforme constitue une bibliothèque d’investigation dédiée à la compréhension et à la modélisation de ces mécanismes.

Notre approche s’appuie sur le modèle systémique de Palo Alto, une méthodologie d’analyse issue du Mental Research Institute (Californie), conçue pour cartographier les dynamiques relationnelles, décisionnelles et communicationnelles des systèmes humains.

Formation et autorité de recherche

  • Mental Research Institute (MRI), Palo Alto, Californie
  • Plus de 30 années d’étude et de modélisation
  • Plus de 5000 configurations d’interactions humaines documentées

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Questions fréquentes – FAQ

Pourquoi éliminer toute interprétation ?

Parce que l’interprétation introduit les biais de l’observateur dans la donnée. L’étude Selvini (2018) montre que notation libre génère seulement 34% accord entre observateurs vs 87% avec protocole factuel. L’interprétation détruit la reproductibilité scientifique.

Comment noter les émotions si on ne peut les interpréter ?

On ne note pas « il est en colère » mais « volume voix +40%, visage rougi, poings fermés, distance réduite à 50cm« . Les émotions deviennent des comportements observables mesurables.

Le protocole demande-t-il une formation longue ?

L’étude Milan montre qu’une formation de 8 heures suffit pour atteindre 87% fiabilité. Le cas RH Paris démontre résultats mesurables après 2 jours formation (16h). C’est accessible.

Peut-on appliquer ce protocole sans vidéo ?

Oui, mais avec perte précision temporelle. La notation en temps réel reste possible (format réunion, entretien). L’enregistrement permet calibrage ultérieur et vérification inter-observateurs.

Cette méthode nie-t-elle les états internes ?

Non. Elle dit simplement qu’ils ne sont pas observables donc pas modélisables scientifiquement. On ne peut analyser que ce qui se manifeste dans l’interaction. Watzlawick (1974) : « Nous ne pouvons travailler qu’avec ce qui est observable« .

Références