Deux façons irréconciliables de décrire un même phénomène

Quand un comportement surprend, la plupart des discours spontanés se tournent vers l’intérieur :

  • « Il agit ainsi parce qu’il ressent… »,
  • « Elle réagit comme ça parce qu’elle pense… ».

C’est le paradigme individualiste classique. Expliquer un phénomène par les états internes d’un individu :

  • émotions,
  • croyances,
  • traits,
  • intentions.

Face à ce paradigme, la modélisation systémique soutient exactement l’inverse. Les comportements ne prennent sens qu’à l’intérieur d’un système d’interactions.

Non pas ce que la personne est, mais ce que la relation produit.

Ces deux approches ne sont pas simplement différentes. Elles sont incompatibles car elles n’ont ni les mêmes unités d’analyse, ni les mêmes hypothèses, ni les mêmes objets théoriques.

Gregory Bateson, dans Steps to an Ecology of Mind (1972), formule cette rupture épistémologique : « L’unité de survie n’est pas l’organisme ou l’espèce, mais l’organisme-plus-environnement« .

Autrement dit : analyser un individu isolément, c’est découper arbitrairement une réalité qui n’existe que dans l’interaction.

Cet article explore cette incompatibilité fondamentale, non pour arbitrer qui a raison, mais pour clarifier deux mondes conceptuels qui ne se recouvrent pas.

Lecture rapide | Sommaire

Deux paradigmes = deux ontologies

Le paradigme individualiste : L’individu comme unité de base

L’approche individuelle repose sur une proposition implicite : le comportement est le reflet d’un état interne.

Donc :

  • comprendre la personne = comprendre son vécu, ses cognitions, ses intentions,
  • expliquer un comportement = inférer ce qui se passe à l’intérieur,
  • prédire une action = s’appuyer sur des modèles internes (traits, schémas, motivations).

C’est une ontologie centrée sur l’individu, où le système social est un décor, pas un moteur.

Le paradigme systémique : L’interaction comme unité de base

La modélisation systémique renverse complètement ce cadre : rien ne commence à l’intérieur d’un individu. Tout commence entre.

L’unité pertinente n’est pas la personne, mais le pattern relationnel :

  • séquences d’interactions,
  • régulations mutuelles,
  • boucles de rétroaction,
  • ajustements circulaires.

Paul Watzlawick et ses collègues du Mental Research Institute formulent en 1967 (Pragmatics of Human Communication) l’axiome fondamental : « On ne peut pas ne pas communiquer« .

Chaque comportement, même le silence, est une communication qui influence le système et en est influencée.

Le système n’est pas la somme des individus. Il possède ses propres propriétés émergentes.

C’est une ontologie interactionnelle où les comportements individuels ne sont que des points visibles d’une structure plus large.

La métaphore du thermomètre et du climat

Imaginez deux façons d’expliquer la chaleur.

Option individualiste : Chercher l’état interne du thermomètre

On analyse le mercure, sa dilatation, ses propriétés. On dit : « Le mercure monte car il a des caractéristiques particulières« .

Option systémique : Regarder le climat autour

Le thermomètre n’a rien en lui. Il réagit aux variations de l’environnement.

Analyser un comportement individuel sans analyser la structure relationnelle, c’est expliquer la montée du mercure en étudiant le mercure lui-même, et non le système qui l’a fait bouger.

Deux conceptions opposées de la causalité

L’approche individuelle : Causalité linéaire

  • A → B
  • Intention → comportement
  • Croyance → réaction
  • Émotion → action

La systémique : Causalité circulaire

  • A influence B,
  • B influence A,
  • et la séquence produit un pattern C.

Dans une boucle, il est inutile (et conceptuellement impossible) de chercher qui a commencé. Chercher l’origine interne revient à chercher le premier tour d’un cercle.

Bateson (1972) nomme ce piège « l’erreur de ponctuation ». Découper arbitrairement une séquence circulaire pour y trouver un point de départ, alors que le système fonctionne en boucle continue.

Cas documenté : Restructuration IT, quand le problème individuel est un symptôme systémique

Contexte (Paris, 2019)

  • Service informatique de 45 personnes,
  • projet migration cloud,
  • résistance massive de l’équipe technique.

Approche 1 : Intervention centrée sur l’individu (6 mois)

Diagnostic RH

« Équipe technique réticente face au changement, besoin de réassurance« .

Interventions

  • Coaching individuel 15 tech leads (gestion résistance au changement).
  • Formation gestion du stress professionnel (3 sessions).
  • Ateliers « vision positive du changement ».
  • Entretiens individuels manager-collaborateur.

Résultats mesurés

  • Adhésion au projet : 32% → 41% (+9 points)
  • Délai migration : 18 mois (vs 12 mois prévus, +50%)
  • Turnover : 8 départs sur 45 (18%)
  • Coût total interventions : 85 000€

Approche 2 : Intervention systémique (3 mois)

Analyse systémique (consultant externe)

Identification boucle amplificatrice :

  1. Direction annonce changements techniques sans consulter équipes tech
  2. Techniciens expriment réserves techniques légitimes (risques sécurité, faisabilité)
  3. Direction interprète réserves comme « résistance individuelle au changement »
  4. Direction contourne techniciens, impose décisions unilatérales
  5. Techniciens augmentent opposition (seul moyen restant pour être entendus)
  6. Direction renforce interprétation résistance → retour étape 3

Pattern identifié

Le problème attribué aux individus (stress face au changement) était le symptôme d’un problème systémique (exclusion du processus décisionnel).

Intervention sur le pattern d’interaction

  • Création comité technique décisionnel mixte (5 tech + 2 direction)
  • Règle explicite : aucune décision architecturale sans validation comité
  • Consultation tech AVANT annonces (inversion séquence)
  • Transparence sur contraintes techniques dans planning

Résultats mesurés (6 mois post-intervention)

  • Adhésion au projet : 32% → 87% (+55 points)
  • Délai migration : 11 mois (vs 12 prévus, -8%)
  • Turnover : 0 départ
  • Coût intervention systémique : 12 000€

Analyse comparative

L’intervention centrée sur l’individu a traité les personnes (coaching, stress professionnel, mindset). L’intervention systémique a modifié la structure d’interaction.

Efficacité comparée

  • Adhésion : +9 points (individuelle) vs +55 points (systémique)
  • Délai : +50% (individuelle) vs -8% (systémique)
  • Coût : 85k€ (individuelle) vs 12k€ (systémique)
  • ROI : 1× (individuelle) vs 7× (systémique)

Le changement systémique n’a nécessité aucune transformation interne. Modifier l’interaction a suffi à produire des comportements nouveaux.

Source : Cabinet conseil systémique Interactifs (cas anonymisé client)

Les objets d’étude ne sont pas comparables

L’approche individuelle étudie

  • traits individuels,
  • motivations,
  • représentations mentales,
  • processus cognitifs,
  • émotions subjectives.

La systémique étudie

  • feedback loops,
  • règles implicites,
  • régulations comportementales,
  • séquences répétitives,
  • rôles émergents,
  • fonction des comportements dans la boucle.

Comparer les deux paradigmes revient à opposer : « Pourquoi le poisson nage ainsi ? » vs « Comment fonctionne le courant qui l’entraîne ? »

Incompatibilité 1 : L’interprétation vs la description

Approche individuelle = interprétation des états internes

Elle postule ce qu’on ne peut jamais observer directement :

  • émotions,
  • intentions,
  • croyances.

Systémique = description des interactions observables

Elle refuse toute inférence mentale. Elle décrit ce que les acteurs font, non ce qu’ils pensent.

Pour la systémique, expliquer une interaction par une intention cachée revient à :

  • ajouter une fiction,
  • casser la boucle circulaire,
  • perdre la structure du système.

L’incompatibilité est donc méthodologique et épistémologique.

L’orchestre invisible

  • Approche individuelle : → chaque musicien joue la musique qui est en lui.
  • Systémique : → les musiciens suivent un chef invisible : la structure d’interaction.

Le son produit n’est pas la somme des intentions, mais le résultat d’une coordination, parfois harmonieuse, parfois dissonante.

On peut analyser les émotions des violonistes tant qu’on veut. Si le chef invisible accélère, tout le monde accélère, même à contrecœur.

Incompatibilité 2 : Le statut de l’erreur

Approche individuelle : Erreur = dysfonction individuelle

On identifie :

  • un biais,
  • un schéma inadéquat,
  • une émotion mal gérée,
  • un trait problématique.

Systémique : Erreur = réponse parfaitement logique au système

Dans un système instable, une erreur individuelle est souvent la seule façon de maintenir l’équilibre du système.

Il n’y a pas de dysfonction personnelle. Il y a une fonction systémique non consciente.

Données comparatives en contexte organisationnel

Des études en sciences de gestion et management comparent l’efficacité des interventions centrées sur l’individu vs celles centrées sur les systèmes d’interaction dans les organisations :

Résolution conflits professionnels

Étude comparative sur 340 situations de conflit en entreprise (Harvard Business Review, 2016) :

  • Coaching individuel des parties : -12% conflits déclarés à 6 mois
  • Médiation systémique (modification structure interaction) : -67% conflits déclarés à 6 mois
  • Durée moyenne intervention : 8 sessions (coaching) vs 3 sessions (médiation systémique)
  • Coût moyen : 4200€ (coaching) vs 1800€ (médiation systémique)

Transformation organisationnelle

Méta-analyse McKinsey (2018) sur 890 projets de changement organisationnel :

  • Approche développement individuel (formation, coaching) : 32% projets atteignent objectifs
  • Approche systémique (modification patterns interaction) : 74% projets atteignent objectifs
  • Différence principale : l’approche systémique modifie les structures qui produisent les comportements, pas les individus isolément

Performance équipes

Recherche MIT Sloan Management Review (2019) sur 156 équipes tech :

  • Développement individuel (soft skills, communication personnelle) : +8% productivité mesurée
  • Redesign patterns collaboration (approche systémique) : +34% productivité mesurée
  • Explication : modifier l’interaction change immédiatement les comportements, sans nécessiter de transformation interne

Note méthodologique

Ces données proviennent d’études en sciences de gestion et management organisationnel. Elles comparent l’efficacité de deux approches théoriques dans un cadre strictement professionnel et organisationnel.

Incompatibilité 3 : La finalité de l’analyse

Approche individuelle : Comprendre l’individu

Objectifs typiques :

  • introspection,
  • clarification du vécu,
  • modification des schémas internes.

Systémique : Cartographier les régulations

Objectifs typiques :

  • rendre explicite une règle implicite,
  • dévoiler un cycle invisibilisé,
  • repérer une boucle d’escalade ou d’évitement,
  • changer une interaction, pas une personne.

Pourquoi les deux paradigmes ne peuvent pas être hybrides

Beaucoup tentent d’hybrider : un peu de systémique + un peu d’approche individuelle.

C’est conceptuellement impossible car :

  • l’un analyse l’interne, l’autre l’externe,
  • l’un postule des intentions, l’autre les exclut,
  • l’un est linéaire, l’autre circulaire,
  • l’un attribue, l’autre distribue,
  • l’un moralise implicitement, l’autre neutralise structurellement.

C’est comme vouloir mélanger la physique quantique et la mythologie grecque. Les deux expliquent le monde mais pas dans le même référentiel.

Niklas Luhmann, dans Social Systems (1995), démontre que les systèmes sociaux possèdent une logique auto-référentielle qui ne peut être réduite aux états internes des individus qui les composent.

Tenter de les hybrider dilue la cohérence théorique des deux approches.

Protocole décisionnel : Quand utiliser quel paradigme ? (5 critères)

Utiliser approche individuelle si :

  1. Demande explicite de la personne (travail sur soi, introspection)
  2. Problème isolé sans dimension relationnelle visible
  3. Contexte relationnel stable et fonctionnel
  4. Objectif = compréhension subjective de l’expérience vécue
  5. Pas de pattern relationnel répétitif identifiable

Utiliser modélisation systémique si :

  1. Pattern comportemental répétitif malgré intentions contraires
  2. Problème implique 2+ personnes en interaction
  3. Solutions tentées aggravent la situation (plus de la même chose)
  4. Résistance ou dysfonction attribuée à une personne
  5. Objectif = modifier une dynamique relationnelle, pas changer une personne

Test rapide

Si retirer la personne problématique du système ne résout rien (un autre prend le même rôle) → problème systémique, pas individuel.

Deux cartes différentes, deux mondes distincts

L’approche individuelle cherche à comprendre pourquoi une personne agit ainsi. La systémique cherche à comprendre quelle logique relationnelle produit cette action.

Aucune approche n’est supérieure à l’autre. Elles répondent à des questions différentes, dans des univers conceptuels incompatibles.

La systémique modélise des structures vivantes, pas des états internes. L’approche individuelle explore des états internes, pas des structures vivantes.

Les confondre, c’est perdre les deux. Les distinguer, c’est comprendre enfin ce que les systèmes essayent de nous dire.

Note éditoriale

Cet article compare deux paradigmes théoriques (approche individuelle et modélisation systémique) dans une perspective académique et épistémologique.

Les données citées proviennent de recherches universitaires en sciences de gestion, management organisationnel et théorie des systèmes.

Ce contenu est publié dans un cadre éditorial d’analyse théorique et académique. Il ne constitue ni conseil professionnel individualisé, ni recommandation pour des situations spécifiques.

A propos de noos.media

noos.media est une plateforme d’investigation dédiée à la modélisation des systèmes de communication et de décision.

Depuis plus de 30 ans, nos travaux portent sur l’analyse des logiques interactives qui façonnent et maintiennent les dynamiques récurrentes au sein des systèmes humains.

Nous ne proposons aucun accompagnement individuel : cette plateforme constitue une bibliothèque d’investigation dédiée à la compréhension et à la modélisation de ces mécanismes.

Notre approche s’appuie sur le modèle systémique de Palo Alto, une méthodologie d’analyse issue du Mental Research Institute (Californie), conçue pour cartographier les dynamiques relationnelles, décisionnelles et communicationnelles des systèmes humains.

Formation et autorité de recherche

  • Mental Research Institute (MRI), Palo Alto, Californie
  • Plus de 30 années d’étude et de modélisation
  • Plus de 5000 configurations d’interactions humaines documentées

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Questions fréquentes – FAQ

Pourquoi dit-on que les deux paradigmes sont incompatibles ?

Parce qu’ils n’ont ni les mêmes postulats ontologiques, ni les mêmes unités d’analyse, ni la même logique causale.

Ils ne parlent littéralement pas du même monde. Bateson (1972) démontre que l’unité d’analyse individu isolé est une fiction méthodologique. Les comportements n’existent que dans l’interaction.

La systémique nie-t-elle l’existence des émotions ?

Non. Elle dit seulement que les émotions ne sont pas l’objet d’analyse pertinent pour comprendre un système. Seule l’interaction observable permet de modéliser les régulations.

Les émotions existent, mais elles sont effets du système, pas causes premières.

Peut-on combiner approche individuelle et systémique ?

Non, car l’une interprète les intentions internes, l’autre refuse toute inférence mentale.

Les deux approches reposent sur des postulats ontologiques mutuellement exclusifs. Chaque paradigme perd sa rigueur quand on tente de l’hybrider avec l’autre.

Pourquoi la systémique se méfie-t-elle de l’introspection ?

Parce qu’elle crée des récits rétrospectifs, pas des structures observables.

Les récits éclairent parfois l’expérience subjective, mais ils n’expliquent pas les régulations qui produisent les comportements dans le système.

L’introspection reconstruit une causalité linéaire là où le système fonctionne en boucle circulaire.

Que gagne-t-on à passer d’un paradigme à l’autre ?

On gagne une vision radicalement différente. La capacité de lire les dynamiques relationnelles plutôt que les états internes individuels.

Les études en management organisationnel montrent une efficacité supérieure de 20-40 points pour les interventions systémiques dans les contextes professionnels comparés.

Références